un texte écrit par ma fille passionnée d'aviation
Le dernier vol du vieux biplan
Il caresse la vieille toile toute tanée, comme sa peau.
Par endroits la peinture est écaillée, par grosses écailles épaisses et sèches qui craquent comme de vieilles articulations fatiguées, et parfois il n'y en a plus du tout.
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D'un revers de la main il époussette le fuselage, et un nuage de poussière le fait un peu tousser.
Il sort le biplan du hangar. Le vieux coucou essaye encore de briller, fièrement dressé dans le soleil, malgré les marques du temps.
Il recule un peu pour l'admirer... il lui semble qu'il n'a jamais été aussi beau.
Hier, en rentrant de son rendez-vous, il a changé l'huile. Elle était vieille, depuis toutes ces années que le biplan n'avait pas volé.
Il ne sait pas trop si celle des bidons qu'il a trouvés dans l'atelier abandonné conviendra mieux. Qu'importe, elle fera bien l'affaire pour ce vol.
Il lui a aussi fallu regonfler les vieux pneus, l'oiseau dormait sur ses jantes.
Lui non plus n'a pas volé depuis bien longtemps. Depuis qu'on en a décidé ainsi pour son bien...
Il brasse la vieille hélice, le moteur asthmatique émet comme des bruits de soufflets, ça tourne comme un moulin pour enfants, il n'y a presque plus de compressions.
Il est essouflé. Son coeur aussi ne compresse plus grand chose. Il s'appuie sur le bord de l'aile pour reprendre un peu d'air.
Inspirer, expirer... ça siffle fort dans sa carcasse, il s'essuie les tempes du dos de la main.
Sur la bonne vieille mécanique du biplan, quelques vols et le moteur retrouverait son énergie d'antan.
Les médecins devraient prendre des cours de mécanique, au lieu de toujours parler avec leurs grands mots et leur regard grave.
Quelques mois... on lui a donné bien plus qu'il ne lui en faut.
Il met les gants élimés, et lance l'hélice d'un mouvement calme et précis. Ses mains noueuses n'ont pas oublié les bons gestes.
Le vieil oiseau démarre au premier essai, dans une pétarade d'huile brûlée et de fumée blanche, puis se met à ronronner bruyamment, puissance réduite. Il l'attend.
Il prend tout son temps pour refermer le blouson jusqu'à son menton, et regarde son vieux serre-tête en cuir et ses lunettes de pilote... il décide de les laisser.
Le paysage sera bien plus beau sans être gêné par tout ça.
Il se hisse sur l'aile inférieure, et d'un second effort enjambe le fuselage pour s'installer en place arrière, tandis que le souffle de l'hélice ébouriffe sa chevelure blanche.
Le décollage est doux, comme l'air. L'oiseau vole bien, comme dans ses souvenirs.
Le vieux couple se retrouve, et il lui semble qu'il se sont quittés hier.
Il vire et tangue, à droite, à gauche. Rien que ces virages font son bonheur, son vieux coeur tangue fort au rythme des douces embardées, il bat la mesure. Un peu trop fort peut être... attends encore un peu, je t'en prie.
La mer apparait et se déroule sous ses yeux, calme, sereine, une mer d'huile au soleil déclinant, elle brille de mille feux.
Il lui semble voler vers la lumière, infinie, qui l'attend.
La jauge est à zéro, elle n'a jamais fonctionné.
De toute manière, il n'en a plus besoin.